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Revenir fils. Christophe Perruchas.

20 Août

Tu verras, il y a des passages en hôpital psychiatrique, c’est pour toi ce roman. 

Phrase murmurée par une amie qui me connaît bien. Attention captée. Livre saisi. Titre sept gingembres. Déchéance d’un publicitaire, prédateur sexuel sous des apparences d’une banalité confondante. Même pas peur. Et plongée en eau froide sans prendre le temps de se mouiller la nuque. Sans précaution, sans avoir le temps de s’installer. Tu veux voir petite, on y va. Pas besoin d’apprivoiser le lecteur, prise directe. L’alternance du dedans (il est donc là, cet hôpital psychiatrique, ce presque oasis du monde fou) et du dehors (la vie qu’on voit et qui va) est vertigineuse, comme des montagnes russes, à peine le temps de reprendre le souffle entre une sensibilité sidérante, intense et une âpreté crue, implacable et qui dit le système. Comme un monstre tantôt effrayant et froid, tantôt chaud dans lequel on se reconnait et se love.

Il fallait de l’audace ou de l’inconscience pour oser un premier roman comme celui-ci en plein Me too.
Il fallait du talent surtout pour parvenir à s’attaquer au personnage que l’on déteste avant même de le connaître. Que l’on pensait détester, et que l’on finit par comprendre. Sans l’avouer évidemment. Parce que l’on sait ce que la société, les injonctions, les frustrations, les ne pas, les tu dois, les sois comme cela fabriquent et déconstruisent de nos humanités. A s’approcher au plus près de l’homme, de l’être à nu, comme une plongée dans les abysses, toutes les lignes se rencontrent, le noir et le blanc prennent la teinte du gris. Et on ne sait plus ce que l’on peut entendre, comprendre, voir. C’est tout cela ce premier roman.


Une première fois ambitieuse, dense et prometteuse. Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour que la suite se dessine. Deuxième roman publié un an après.


Revenir fils.

On laisse de côté le monde de la pub, le sujet brûlant du harcèlement et de la prédation sexuelle. On garde la folie qui ne rôde plus, que l’on ne peut plus tenter de dissimuler sous d’autres noms. Une mère, syndrome de Diogène. Dans tous ses déploiements, dans toutes ses phases. De cette accumulation d’objets à la négligence de soi, de l’isolement social à la crise ultime. L’oubli de son fils.
Blackout, plus d’existence dans le regard de la mère, encore vivante. Abandon absolu. 

« Pour l’instant, je sais juste que ma mère m’a orpheliné de son vivant, le reste n’a pas beaucoup d’importance. »


C’est comme cela qu’il grandit ce fils. Un père décédé. Un frère disparu frappé par la mort subite du nourrisson, absent qui comme souvent prend plus de place que celui qui reste. Et cette mère que la folie emprisonne, éloigne, rend étrangère. Une mère qui ne sait plus qu’il est. Ce fils.


Christophe Perruchas donne à entendre les deux voix, celle du déploiement de la folie, de l’insinuation lente et pernicieuse, de ce que ça dit de la vie de cette femme qui s’éloigne de ce que l’on croit être la vie qui doit être et celle de ce fils, vingt ans plus tard, de ce que ça donne comme adulte un enfant qui grandit ainsi.

« J’ai essayé de me fabriquer de la tristesse avec ce grand frère que je n’ai pas connu, l’enfant Jean. Mais à la place de la tristesse, c’est de la colère qui est venue. »

Et comme dans son premier roman, rien n’est épargné. De la colère et de la réalité mordante, de la vie ordinaire qui abîme, s’étiole. Du couple qui se défait. De la vie qu’on ne questionne plus mais qui passe son temps à créer remords, fins et souvenirs douloureux. De ce que la folie d’un être humain dit de la folie du monde, de ce que ça implique de devoir se tenir droit.


Le regard ne se détourne pas. Chaque mot est le mot juste, chaque émotion est sondée en profondeur, ne garder que l’os et la moelle. Rien d’édulcoré, de sucré. Et pourtant, parfois des répits, des émois adolescents (là encore d’une justesse rare), des phrases dont la langue enveloppe un peu plus, pour que l’on puisse se faire mordre à la page suivante. Equilibre tenu et bluffant.

Dans une écriture vive, avec un rythme qui se scande parfois, qui se pose à d’autres moments, sans jamais perdre de sa justesse et de son intensité, offrant comme des fulgurances des phrases d’une grande poésie, phrases que l’on recopie, que l’on pose sur ses propres blessures, comme le pansement qu’il fallait, Revenir fils s’insinue dans l’esprit du lecteur en y laissant des copeaux, des questions vives, des évidences qui obligent à sonder ses propres gouffres.
L’écriture des affres, des colères, des questionnements sourds et tenaces, du sombre qu’on voudrait glisser sous le tapis a trouvé une nouvelle voix.

A suivre, évidemment. 

« Je vais rester là ce soir, dormir dans ce fauteuil, sa poussière ne me fait plus éternuer, il faut laisser reposer les choses et ça passe, les yeux ne piquent plus. Mais quand on déplace les objets, on déplace aussi les petites peaux mortes du temps. »

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Avant le jour. Madeline Roth

5 Mai

« Voilà ce qu’il faudrait répondre. Je veux tout parce que c’est la seule manière que j’ai de vivre, me glisser dans les cris des autres. Juste parce que, moi, je ne sais pas faire, crier. 

A quel moment est-ce que j’ai compris ça, qu’il me faudrait lire, beaucoup, pour toutes les vies que je n’aurai pas? Moi, si j’étais une autre, si j’étais cent autres, je danserais sous l’orage. Je quitterais la route et je ne rentrerai pas. Je trouverais un hôtel à l’autre bout du monde et je changerais de prénom un peu tous les jours. »

Je suis heureuse que tu existes.

On devrait répéter cette phrase à chaque être important,pour une heure ou une vie.

Je suis heureuse que tu existes, c’est à ce livre que j’ai envie de le dire. Pour l’histoire qu’il contient, pour la beauté de son écriture et aussi pour ce qu’il est. Un roman de l’intime, sans ressorts narratifs à chaque page, sans l’uniformisation des textes qui couve si on veut toujours plus de romanesque, de page turner et de romans de société.

Doit on laisser aux films et aux chansons le monopole de parler des émotions brutes, de la nudité des sentiments quand ils ne sont plus dévoyés, contournés, écrasés ?

Avant le jour est un texte court, à la beauté sidérante. On suit quelques heures d’une vie d’une femme, pas de grand drame ou si juste un, celui d’un amour empêché, mais d’un amour vivant.

On se fiche bien de savoir si cette histoire est véridique. Il n’est question ici que de vérité, celle qui oblige à ne pas masquer les émotions et les sentiments. La vérité de l’écriture, d’une femme en train d’écrire, d’une femme en train d’aimer, d’une femme en train d’attendre, d’une femme qui tente de trouver la solution à l’absence pour tenir debout, et joliment debout.

J’aime tout dans ce livre, à chaque page, je me suis arrêtée pour que cela infuse et se dépose en moi. Tant qu’il existera des livres de cette teneur, alors je croirai au pouvoir de la littérature, dans son pouvoir immense de consolation.

J’ai déjà lu trois fois ce texte, je sais que je le lirai à nouveau. Il va rejoindre un temps l’étagère qui dit tout de moi, il va venir se loger juste à côté du roman d’Anna Zerbib, Les après-midi d’hiver, je crois que ces deux là ont des choses à se dire, et encore tant à me dire.

Je suis heureuse que tu existes, Madeline Roth.

Je suis heureuse que tu écrives, Madeline Roth.

« Je veux aller lentement. Je veux être l’aube et le crépuscule, le doute et la certitude, je veux pouvoir être perdue et sourire. Et imaginer qu’il me voit, ici, perdue et souriante. »

Indésirable, Erwan Larher.

29 Avr

A l’heure où je quémande l’intensité des sentiments, l’instantanéité d’une émotion, la vie virevoltante, aimer et désaimer, s’emballer puis s’endormir, lire Erwan Larher revient à récupérer le fil parfois délaissé du temps qu’il faut pour construire une œuvre, un propos. De la distance qu’il faut pour voir le monde et le raconter. Il est, je crois, un bout de ma conscience politique.

J’ai rencontré Erwan Lahrer par Autogènese à l’heure où j’allais endosser cette robe noire croyant que c’était une cape de superhéros pouvant sauver le monde, remplissant un énième dossier d’inscription à sciences po sans jamais aller passer le concours. Il y avait dans ce roman la naiveté de l’utopie, la candeur d’une venue au monde, la critique d’un monde qui n’en peut plus de dériver, la construction d’un être sans passé ni souvenirs. Une fois, Indésirable fini, j’ai retrouvé Autogenèse, j’en ai relu des passages, et je l’aime toujours autant, la magie des premières fois perdure finalement.

Depuis, je n’ai pas manqué un des romans d’Erwan Larher, les ouvrant avec exaltation et inquiétude, et si pour celui-là ça ne marchait pas ? On est plus exigeant avec quelqu’un que l’on aime, dont on sait de quoi il est capable.

Dans Indésirable, les cœurs ont vécu, les corps ont souffert, la légèreté s’est barrée, pas si loin finalement, peut être juste au café du coin. Ou peut être qu’elle s’est nichée dans les vieilles pierres que l’on n’écoute pas.

Dans Indésirable, il y a la prouesse littéraire d’un personnage neutre auquel pourtant on s’identifie, s’attache, que l’on voit vivre. Il y a la vie d’un village qui prend place sous nos yeux avec le sens du détail, les traits vivants de chaque personnage, les questionnements politiques. La vie qui passe et s’arrête parfois.

Indésirable. C’est ample, c’est dense, c’est troublant, c’est drôle, c’est enlevé, c’est beau, c’est violent, c’est politique c’est la vie ensemble, c’est l’immense solitude. C’est humain, quoi. C’est Erwan Larher.

Même assombrie, le monde politique dessiné par Erwan Larher jamais ne se résigne. A la question que j’aime poser d’écrire, c’est quoi. En lisant l’œuvre d’Erwan Larher, peut être que la réponse serait : ne pas se résigner.

Mais parce qu’on ne se refait pas complètement, et que derrière le monde et ses affres, il  y a l’humain qui se démène, c’est à la page 163 que mon ventre s’est un peu tordu, et qu’alors demeurera cette phrase : « Il devrait deviner qu’on ne fait pas sa vie avec quelqu’un comme elui. […] Quelqu’un qui a dû mobiliser d’extraordinaires ressources pour s’accepter et se faufiler dans l’existence, mais n’en aurait pas assez pour y inclure une altérité. »

Que voulez-vous on n’empêche pas un petit cœur d’aimer*.

Ce matin-là, Gaëlle Josse

8 Fév

Il n’y a que par ce roman que je pouvais revenir. Revenir à quoi? Un peu au présent, aux frôlements des autres. Aux livres aussi et surtout à l’envie de partager.

Parce que c’est Gaëlle Josse me direz vous. Vous aurez raison. Elle est une des plus grandes auteures françaises, grande par l’humanité de ses romans, par leur justesse et leur délicatesse. Si la vie se tenait à hauteur des mots de Gaëlle Josse, alors elle serait douce, profonde, cruelle comme elle sait l’être, mais sans jamais perdre de vue ce qui doit constituer l’humain.

L’évidence de revenir avec ce roman, mais avec la difficulté de trouver les mots justes. Parce que ceux de Gaëlle Josse jamais ne faiblissent, parce que face à cette question de l’épuisement, l’approximation n’est pas permise. 

Il y a longtemps qu’elle porte ce sujet, Gaëlle Josse, qu’elle voit celles qui s’écroulent autour, ceux dont les journaux parlent sans vraiment les nommer, presque comme un phénomène de mode. C’est dans l’air du temps, ça en deviendrait presque tendance. Ils ne savent pas ceux qui disent sans nommer, les mêmes qui assènent un: quinze jours de vacances et tout ira mieux, ils ne savent pas ce que devient un corps qui ne sait plus. Ne sait plus se tenir debout, ne sait plus se remplir, s’habiller, encore moins se confronter à un autre corps. La tête voudrait elle, a tenu d’ailleurs, n’a pas voulu entendre les alertes, a pris sur elle, a glissé sous le tapis ce qui encombre. La tête veut, le corps non. Si les alertes ne suffisent pas alors il s’écroulera, et ce sera irréversible. Il faudra réapprendre la vie, comme on le ferait d’une jambe que l’on pose par terre après un mois de plâtre. Revenir. Se promener une heure, pouvoir rester dans un magasin sans vouloir fuir. Ce sont ces impossibilités de l’ordinaire, ces montagnes à gravir chaque jour que dépeint avec précision, humilité et précision ce si profond roman.

Gaëlle Josse se pose à côté de ceux qui tombent, juste à côté de Clara. Sans regard qui juge, sans hauteur ni détachement. Elle se pose juste à côté du nous. Sans grandiloquence, sans asséner les remèdes prônés jusqu’à la nausée par les nouveaux gourous. Comme on devrait s’agenouiller pour parler à un enfant, elle raconte Clara à la bonne place, revient à la chute, l’incompréhension du monde autour, la dérive, et les petits riens-qui les qualifient de petits d’ailleurs, les habitudes que l’on retrouve, les repères qu’on retrouvent, les cailloux que l’on ramasse une fois le chemin retrouvé.

Plus qu’un roman sur ce fameux burn-out, sur cet épuisement de vie, Ce matin-là est un roman sur le sens d’une vie. Ce sens que l’on oublie, qui s’éloigne, le sens de la marche et du monde qui fuit, sur ce qu’on remplit pour combler un manque, pour répondre à l’urgence, oubliant ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû être. On chemine avec Clara, on pose un genou, on voudrait la tenir par le bras, mais ce serait encore la contraindre. Alors, on la regarde, on se tient pas loin, au cas où. Et Ce matin là a cette force là, il se tient juste à côté, il ne brusque rien, il dit: un jour tu sauras te réjouir du jour qui commence, et tu pourras saisir la main qui se tient sur ton épaule. Mais avant il te faudra réapprendre, seule à te tenir au monde.

Et une fois debout, ne pas perdre du bout des yeux cette question « Mais qu’est ce que la vie a fait de nous? » pour ne plus retomber. Ou moins fort, moins bas. Pour ne pas oublier ce qu’un jour peut contenir de vie.

Sauf que c’étaient des enfants, Gabrielle Tuloup (podcast)

3 Nov

« On s’essouffle à disperser la poussière, on gratte et griffe l’habitude pour retrouver l’avant et l’éclat. En vain, forcément. A vouloir tout sauver, à ne jamais écouter les signes et ceux qui savent les lire, on finit comme Œdipe, les deux yeux crevé. Responsable, et victime. »

Je n’avais pas su écrire sur Sauf que c’étaient des enfants à sa lecture. Il faut parfois, comme un thé trop chaud, poser un livre sur la table, attendre que l’eau retrouve une température que la gorge pourra boire sans en garder les séquelles d’une brûlure trop vive.  Il faut attendre que la première gorgée ait terminé d’anesthésier la langue, pour retrouver l’usage des bons mots, des mots justes.

Ce roman est resté longtemps sur mon bureau, j’en ai relu des parties. J’ai à peine murmuré à Gabrielle Tuloup l’importance de son roman. Et puis au creux d’un après midi d’été, j’ai entendu les mots de l’autrice sur son roman, sur sa construction, sur le pourquoi et le comment. A ce moment là, le livre avait rejoint son grand frère, cette sublime Nuit introuvable sur mon étagère des essentiels, vous savez celle qui touche le plafond.

J’étais dans l’appartement de Lauren Malka, nous avions déjà enregistré quelques heures d’émission pour cette série de podcasts que nous voulions créer. J’étais assise sur une chaise, sans la tourner, c’est mon corps que j’avais bougé, un micro dans la main : pour le cas où tu voudrais réagir pendant qu’elle parle, m’avait-elle dit. J’avais prévenu que je me tairai, mon corps parlerait pour moi, mais ma voix non.

Je n’ai pas repris mon souffle après avoir entendu Gabrielle parler de son roman, Lauren a saisi la voix cassée d’émotion, la colère qui monte aussi. Il n’y a eu qu’une prise, de tout il n’y a eu qu’une prise, je ne crois qu’à l’instinct et aux tripes qui parlent, quand il s’agit de littérature et de vie, en général.

On peut dire de beaucoup de livres qu’ils sont importants dans un parcours, un instant, un matin.

Il faut reconnaître ceux qui sauvent. Oh pas une vie, on laisse cela aux médecins. Mais ceux qui sauvent un bout de soi ou une image écornée. En levant un silence pesant, en prenant la main du lecteur pour lui dire : tu vois l’extrême solitude n’existe pas. Ce n’est que cela la littérature, un refuge à solitudes inconsolables, à la quête de sens. Le seul endroit où aller quand on ne sait plus mettre un pied devant l’autre. Ce roman met des mots sans détourner le regard, pousse loin la question de la légitimité, cette question qui parfois colle à la peau comme un chewing-gum sous une chaussure, on a beau essayé toutes les astuces de grand-mère, il reste une trace, toujours .

Sauf que c’étaient des enfants est sorti quelques semaines avant le confinement, il y a eu cela. Et il y a cet aléa du monde littéraire que je comprends de moins en moins, ce manque de curiosité qui fait tourner tous les regards sur quelques titres. Pourtant, ce livre, il faudrait le porter haut, entendre les mots de Gabrielle Tuloup car ils sont touchés par la grâce même dans la violence et le sombre, il n’y a jamais d’impudeur. Tu en connais beaucoup des auteurs capables de cela ? Tu en connais beaucoup des êtres capables de se tenir à la hauteur de leurs mots, ils sont rares, si rares.

Il faudrait que toujours le beau et la poésie comptent davantage que le sensationnel gorgé de bruit et d’odeur insoutenables, ce n’est pas niais ou absurde, c’est une question de vie, de survie même.

« J’ai toujours eu soif, de beau, de pas fini, de pas brisé. Jusqu’à l’aveuglement. C’est dans tous les romans : la vie, ça laisse le regard brouillé. Je me convainquais que ce n’était pas triste. On peut pleurer parce qu’on connaît les ombres, mais que la lumière les écrase. Il arrive qu’on pleure parce qu’au plus sombre des nuits brille une étoile qu’on a choisie, ou parce qu’il existe un puits quelque part dans un désert. »

D’une salle à l’autre.

22 Sep

Ainsi, vous étiez là. Où pourriez-vous être, me direz-vous ? Des visages connus, d’autres que je devine à peine sous ce masque, et puis lui qui est entré. Grand, ses lunettes enfin réparées sur le nez, son pas avenant. On se salue de loin. Je n’avais pas compris avant qu’il entre que je l’attendais. Je m’étais inquiétée de son absence lors d’une séance précédente.  Alors, oui je l’attendais. Le seul dont j’ai franchi la ligne pour savoir pourquoi, comment, par qui. Il me dira un peu plus tard à la question du confinement en prison combien il pense que ça doit être tellement plus dur pour nous, dehors. Alors, qu’ils ne peuvent plus toucher la main de leurs enfants, voir le visage de leurs femmes quand elles viennent enfin donner cette bouffée d’air, parce qu’il parait qu’il est malade cet air.

Hier, vous étiez là. Dans cette salle aux fenêtres hautes ornées de barreaux.

Ce matin, j’ai monté les marches que je n’aime pas, après une heure de route. Je ne saurais plus dire quelle musique j’ai écoutée, là où habituellement les sons font résonner la voiture et où je me surprends à chanter fort. Ce matin, aucun son ne sort de ma bouche, j’ai la mâchoire particulièrement serrée. J’étais encore derrière les murs dans ce moment où il a été question de conquête, d’identité, de liberté, d’impuissance aussi.

Ce matin, je me sens minuscule face à cette juge assise trop en hauteur, dans cette salle où le plafond touche le ciel. Je vous imagine, un à un, assis derrière la vitre de plexi, les mains entravées. Pourtant, ce matin, il n’y a pas de coupable ou d’innocent, tout au plus des responsables dans les dossiers que je traite.  Il y avait du monde à l’entrée, un avocat glisse à son voisin : La troupe des assises. Je m’arrête en salle D, ne pousse pas le pas jusqu’à la salle du fond où il sera question de vie, de mort, de circonstances, de crime. Je ne m’aventure pas dans ce théâtre qui scellera la destinée de quelqu’un, d’un de ceux que j’aurais pu croiser hier, cela aurait pu être celui qui a cité Camus ou son voisin qui faisait le compte des libertés perdues sans à un moment évoquer la sienne de liberté privée. Je les imagine, je pourrais redescendre la robe qui prend la poussière dans le grenier. Je saurais faire, les défendre.  Je laisserais un bout de moi à chaque fois, ne t’avise pas trop de flirter avec le danger, petite fille.

Je m’assois, j’attends que l’on m’appelle ; enfin pas moi, aujourd’hui je porte le nom d’un autre le temps d’une audience.

Hier vous étiez vingt, presque tous sont restés à l’atelier, rien d’étonnant, je sais bien qu’on ne voudrait jamais se sentir loin de la lumière de Caroline. Deux mots : identité et liberté. Le deal du départ. Vous vous êtes penchés sur vos feuilles d’écolier aux carreaux encore vierges. J’aime cet instant de bascule, où vos corps se posent, où tous, tête penchée, vous faites courir le crayon que l’on entend à peine. Je vous regarde, un à un. Sent-on un regard sur soi ?  Je ne suis pas dans le cercle, je me tiens derrière, je ne suis rien qu’un regard ici. Et puis, je me demande qui je suis pour m’extraire du jeu, j’attrape mon carnet et y déverse un texte, je ne réfléchis pas, il s’écrit tout seul.

Vous lirez tous,  vous applaudissant à chaque fois, pas un –non vraiment pas un texte qui n’est pas vivant, fort et dit quelque chose de vous, de nous et de l’humain. L’un adresse une déclaration à peine déguisée à celle qui se tient face à lui, l’autre dit qu’il ne sait pas qui il est, qu’il est en quête, le dernier viendra rythmer son texte de chiffres, parce qu’ici il n’est plus qu’un numéro d’écrou. Le silence se chargera un peu plus à sa lecture. Je repense alors à ce geste effectué il y a quelques heures, déposer ma carte d’identité à l’entrée, en échange d’un badge avec un numéro. Je la retrouverai en sortant, mais ici, l’identité, on l’emprunte, on la masque, on la vole parfois.

Le cercle de lecture se termine, je sens que mon cœur n’a plus la même cadence. Caroline tourne la tête, et toi ? Alors je le lis ce texte balancé. Une fois le dernier mot sorti, je m’interroge sur la violence qu’il contient. Moi la privilégiée, la blanche, l’éduquée, l’aimée, je suis celle qui a le plus hurlé en écrivant. Où cette violence prend elle attache, bordel, où ?

Aujourd’hui, il faut que je parle d’une machine qu’on a oubliée d’éteindre avant que celui dont je me fais le prête-nom fasse sa maintenance. Ses jambes ont été broyées. Une jambe, une mobilité un peu réduite, une femme partie.  Quand je m’avance pour plaider, je vois cet avocat qui me dévisage de la tête aux pieds, aller-retour, pas de robe noire alors qui suis-je. Oui, on sent un regard sur soi.  Et surtout j’aperçois tous ces dessins d’enfants accrochés, la représentation de la justice par des enfants de 8 ans. Un dessin me chavire : un homme seul sur une chaise minuscule, et une gigantesque table marron, le pupitre de la juge très gros.

Je fais le job. Et je pense à cette autre salle à des kilomètres de là, celle sur laquelle toutes les caméras se braquent, ce procès pour l’histoire, pour la manifestation de la vérité, pour les mots, pour désigner les coupables, pour entendre les victimes, pour que demain encore on puisse utiliser tous les mots sans craindre pour sa vie. Je pense surtout à celle à laquelle je tiens et qui est propulsée là-dedans alors que son regard recommençait à s’illuminer.  Et je sais que ceux qui ont éteint la flamme, je pourrais leur crever les yeux de mes propres mains.

Ce matin, je suis dans cette salle et je ne sais plus ce que je pense, et qui je suis de celle qui hier a passé quelques heures avec vous, en retrait, celle qui pourrait ne pas se contenter de la violence des mots quand le cœur est en jeu, celle qui va se lever pour parler d’une machine à laquelle elle ne comprend pas. Celle qui me ressemble le plus est sans doute celle en train d’écrire ces mots. Ils sont libres, eux.