Ainsi, vous étiez là. Où pourriez-vous être, me direz-vous ? Des visages connus, d’autres que je devine à peine sous ce masque, et puis lui qui est entré. Grand, ses lunettes enfin réparées sur le nez, son pas avenant. On se salue de loin. Je n’avais pas compris avant qu’il entre que je l’attendais. Je m’étais inquiétée de son absence lors d’une séance précédente. Alors, oui je l’attendais. Le seul dont j’ai franchi la ligne pour savoir pourquoi, comment, par qui. Il me dira un peu plus tard à la question du confinement en prison combien il pense que ça doit être tellement plus dur pour nous, dehors. Alors, qu’ils ne peuvent plus toucher la main de leurs enfants, voir le visage de leurs femmes quand elles viennent enfin donner cette bouffée d’air, parce qu’il parait qu’il est malade cet air.
Hier, vous étiez là. Dans cette salle aux fenêtres hautes ornées de barreaux.
Ce matin, j’ai monté les marches que je n’aime pas, après une heure de route. Je ne saurais plus dire quelle musique j’ai écoutée, là où habituellement les sons font résonner la voiture et où je me surprends à chanter fort. Ce matin, aucun son ne sort de ma bouche, j’ai la mâchoire particulièrement serrée. J’étais encore derrière les murs dans ce moment où il a été question de conquête, d’identité, de liberté, d’impuissance aussi.
Ce matin, je me sens minuscule face à cette juge assise trop en hauteur, dans cette salle où le plafond touche le ciel. Je vous imagine, un à un, assis derrière la vitre de plexi, les mains entravées. Pourtant, ce matin, il n’y a pas de coupable ou d’innocent, tout au plus des responsables dans les dossiers que je traite. Il y avait du monde à l’entrée, un avocat glisse à son voisin : La troupe des assises. Je m’arrête en salle D, ne pousse pas le pas jusqu’à la salle du fond où il sera question de vie, de mort, de circonstances, de crime. Je ne m’aventure pas dans ce théâtre qui scellera la destinée de quelqu’un, d’un de ceux que j’aurais pu croiser hier, cela aurait pu être celui qui a cité Camus ou son voisin qui faisait le compte des libertés perdues sans à un moment évoquer la sienne de liberté privée. Je les imagine, je pourrais redescendre la robe qui prend la poussière dans le grenier. Je saurais faire, les défendre. Je laisserais un bout de moi à chaque fois, ne t’avise pas trop de flirter avec le danger, petite fille.
Je m’assois, j’attends que l’on m’appelle ; enfin pas moi, aujourd’hui je porte le nom d’un autre le temps d’une audience.

Hier vous étiez vingt, presque tous sont restés à l’atelier, rien d’étonnant, je sais bien qu’on ne voudrait jamais se sentir loin de la lumière de Caroline. Deux mots : identité et liberté. Le deal du départ. Vous vous êtes penchés sur vos feuilles d’écolier aux carreaux encore vierges. J’aime cet instant de bascule, où vos corps se posent, où tous, tête penchée, vous faites courir le crayon que l’on entend à peine. Je vous regarde, un à un. Sent-on un regard sur soi ? Je ne suis pas dans le cercle, je me tiens derrière, je ne suis rien qu’un regard ici. Et puis, je me demande qui je suis pour m’extraire du jeu, j’attrape mon carnet et y déverse un texte, je ne réfléchis pas, il s’écrit tout seul.
Vous lirez tous, vous applaudissant à chaque fois, pas un –non vraiment pas un texte qui n’est pas vivant, fort et dit quelque chose de vous, de nous et de l’humain. L’un adresse une déclaration à peine déguisée à celle qui se tient face à lui, l’autre dit qu’il ne sait pas qui il est, qu’il est en quête, le dernier viendra rythmer son texte de chiffres, parce qu’ici il n’est plus qu’un numéro d’écrou. Le silence se chargera un peu plus à sa lecture. Je repense alors à ce geste effectué il y a quelques heures, déposer ma carte d’identité à l’entrée, en échange d’un badge avec un numéro. Je la retrouverai en sortant, mais ici, l’identité, on l’emprunte, on la masque, on la vole parfois.
Le cercle de lecture se termine, je sens que mon cœur n’a plus la même cadence. Caroline tourne la tête, et toi ? Alors je le lis ce texte balancé. Une fois le dernier mot sorti, je m’interroge sur la violence qu’il contient. Moi la privilégiée, la blanche, l’éduquée, l’aimée, je suis celle qui a le plus hurlé en écrivant. Où cette violence prend elle attache, bordel, où ?
Aujourd’hui, il faut que je parle d’une machine qu’on a oubliée d’éteindre avant que celui dont je me fais le prête-nom fasse sa maintenance. Ses jambes ont été broyées. Une jambe, une mobilité un peu réduite, une femme partie. Quand je m’avance pour plaider, je vois cet avocat qui me dévisage de la tête aux pieds, aller-retour, pas de robe noire alors qui suis-je. Oui, on sent un regard sur soi. Et surtout j’aperçois tous ces dessins d’enfants accrochés, la représentation de la justice par des enfants de 8 ans. Un dessin me chavire : un homme seul sur une chaise minuscule, et une gigantesque table marron, le pupitre de la juge très gros.
Je fais le job. Et je pense à cette autre salle à des kilomètres de là, celle sur laquelle toutes les caméras se braquent, ce procès pour l’histoire, pour la manifestation de la vérité, pour les mots, pour désigner les coupables, pour entendre les victimes, pour que demain encore on puisse utiliser tous les mots sans craindre pour sa vie. Je pense surtout à celle à laquelle je tiens et qui est propulsée là-dedans alors que son regard recommençait à s’illuminer. Et je sais que ceux qui ont éteint la flamme, je pourrais leur crever les yeux de mes propres mains.
Ce matin, je suis dans cette salle et je ne sais plus ce que je pense, et qui je suis de celle qui hier a passé quelques heures avec vous, en retrait, celle qui pourrait ne pas se contenter de la violence des mots quand le cœur est en jeu, celle qui va se lever pour parler d’une machine à laquelle elle ne comprend pas. Celle qui me ressemble le plus est sans doute celle en train d’écrire ces mots. Ils sont libres, eux.
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