Voyage avec Matisse #2

18 Déc

croquis tahiti

Suzanne et le maître (épisode 2)

Vous pouvez retrouver le début de l’histoire dans l’article d’hier.

Une fois le bateau à quai, un homme qu’il semblait connaître porta nos bagages jusqu’à l’hôtel. Un hôtel sur le port, avec pour horizon les bateaux et plus loin la mer, mais surtout ce ciel incandescent qui m’impressionnait. Henri me dit de déposer mes affaires dans ma chambre et de le rejoindre dans la sienne. J’entrais, il était assis face à la fenêtre. Il me fit signe de m’approcher et me désigna la chaise voisine à la sienne. Je m’assis. Toujours sans un mot, il me fit comprendre qu’il fallait juste que je regarde dehors.

Nous restâmes deux heures dans cette position, dans ce contraste saisissant entre le silence de la chambre et l’effervescence du port qui nous parvenait par petites touches. Nous n’avions pour seule ouverture sur le monde que cette fenêtre qui nous offrait le ballet des pêcheurs préparant leurs bateaux pour le lendemain, le tout baigné dans un soleil si rouge qu’il nous brûlait les yeux. Au loin, la mer semblait calme et sereine, se préparant pour la nuit.

J’avais bien compris que je n’avais pas le droit de bouger ou de parler tant qu’il ne l’aurait pas décidé. Le premier quart d’heure fût excitant, je découvrais cette nouvelle vie, je savourais le bonheur d’être ici, à côté d’Henri. Mais la première demi-heure écoulée, le temps commença à me sembler long. Je n’arrêtais pas de gigoter sur ma chaise tandis qu’Henri demeurait le regard fixe, le dos droit, ne montrant aucun signe d’ennui ou de fatigue.

Une fois que le soleil fût couché, Henri se leva et me proposa d’aller dîner au restaurant de l’hôtel. Je le suivis sans bruit, encore un peu étourdie par ce long silence et cet instant étrange que je venais de vivre.

On s’assit à une table de la terrasse, qui faisait face au port. Henri commanda un poisson grillé et une limonade. J’en fis de même. Nous n’avions toujours pas échangé un mot, à l’exception de l’invitation à dîner. J’avais peur de troubler sa tranquillité, de rompre quelque chose.

Il semblait totalement différent de ce voisin que je croyais connaître. Il semblait mesurer les choses, les étudier profondément, les happer pour mieux les retranscrire, plus tard.

C’est lui qui brisa le silence me demandant comme je me sentais.

Je répondis que j’étais un peu fatiguée par le voyage mais que cette île semblait vraiment intéressante et que j’avais hâte de la découvrir davantage le lendemain.

Il sourit, avec dans les yeux une lueur pétillante et pleine de bienveillance que je ne lui connaissais pas et dit :

« Tu sais, Suzanne, j’étais comme toi avant. Je voulais dévorer les choses. Je pensais que le temps laissait filer le bonheur, qu’il fallait tout saisir, tout de suite. Devenir ce que l’on doit être à tout prix. J’avais cette revanche à prendre sur les années d’ennui, sur les moments où mon corps ne voulait plus faire ce que ma tête lui dictait. J’ai eu cette effervescence en moi jusqu’au moment où j’ai su pourquoi j’étais fait, où j’ai compris ce pourquoi j’étais venu au monde : peindre et révéler le monde. Ce jour-là, l’impatience s’est transformée en ferveur et en force créatrice. Mais j’ai appris aussi à attendre, à me nourrir pour ensuite créer, à observer, à ressentir. Tout n’est pas en toi, il faut t’accrocher aux choses, aux gens ; leur laisser de la place pour qu’ils approchent, pour qu’ils laissent leurs traces.  »

Avec sa barbe blanche et sa longue tunique, il avait l’air d’un sage. Je le savais fougueux et tempétueux pourtant. C’était un être complexe, c’est sans doute cela qui faisait sa force. Il était d’une exigence sans faille, doublée d’une soif de vérité absolue. Il résumait souvent sa vie à une quête, celle de l’œuvre ultime, celle qui révélerait sa propre beauté au monde.

Au moment où le serveur apporta les plats, je n’avais toujours pas osé parler. La fatigue n’aidait pas mais j’avais surtout l’impression d’être une petite fille idiote face à ce grand homme. Une gêne s’installait alors que je le connaissais depuis toujours. Je me trouvais ridicule car je n’arrêtais pas de trouver absurde les gens qui attachaient de l’importance à ce que faisaient les gens. Il fallait aimer une personne pour ce qu’elle était et non pour ce qu’elle réalisait. Et pourtant, j’étais figée par la peur de mal faire, par la peur surtout de le décevoir.

Il me demanda à nouveau si je me sentais bien. Je lui répondis timidement que j’étais vraiment fatiguée et que j’avais besoin de me reposer. Il me souhaita bonne nuit et je montai m’enfermer dans ma chambre. Je m’endormis sans trop de difficultés après avoir versé quelques larmes.

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Une Réponse vers “Voyage avec Matisse #2”

  1. valentyne 20 décembre 2012 à 13:26 #

    un personnage intimidant et complexe : c’est vrai que l’on se sent tout petit face à de tels génies 😉

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