Tu verras, il y a des passages en hôpital psychiatrique, c’est pour toi ce roman.
Phrase murmurée par une amie qui me connaît bien. Attention captée. Livre saisi. Titre sept gingembres. Déchéance d’un publicitaire, prédateur sexuel sous des apparences d’une banalité confondante. Même pas peur. Et plongée en eau froide sans prendre le temps de se mouiller la nuque. Sans précaution, sans avoir le temps de s’installer. Tu veux voir petite, on y va. Pas besoin d’apprivoiser le lecteur, prise directe. L’alternance du dedans (il est donc là, cet hôpital psychiatrique, ce presque oasis du monde fou) et du dehors (la vie qu’on voit et qui va) est vertigineuse, comme des montagnes russes, à peine le temps de reprendre le souffle entre une sensibilité sidérante, intense et une âpreté crue, implacable et qui dit le système. Comme un monstre tantôt effrayant et froid, tantôt chaud dans lequel on se reconnait et se love.
Il fallait de l’audace ou de l’inconscience pour oser un premier roman comme celui-ci en plein Me too.
Il fallait du talent surtout pour parvenir à s’attaquer au personnage que l’on déteste avant même de le connaître. Que l’on pensait détester, et que l’on finit par comprendre. Sans l’avouer évidemment. Parce que l’on sait ce que la société, les injonctions, les frustrations, les ne pas, les tu dois, les sois comme cela fabriquent et déconstruisent de nos humanités. A s’approcher au plus près de l’homme, de l’être à nu, comme une plongée dans les abysses, toutes les lignes se rencontrent, le noir et le blanc prennent la teinte du gris. Et on ne sait plus ce que l’on peut entendre, comprendre, voir. C’est tout cela ce premier roman.
Une première fois ambitieuse, dense et prometteuse. Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour que la suite se dessine. Deuxième roman publié un an après.
Revenir fils.
On laisse de côté le monde de la pub, le sujet brûlant du harcèlement et de la prédation sexuelle. On garde la folie qui ne rôde plus, que l’on ne peut plus tenter de dissimuler sous d’autres noms. Une mère, syndrome de Diogène. Dans tous ses déploiements, dans toutes ses phases. De cette accumulation d’objets à la négligence de soi, de l’isolement social à la crise ultime. L’oubli de son fils.
Blackout, plus d’existence dans le regard de la mère, encore vivante. Abandon absolu.
« Pour l’instant, je sais juste que ma mère m’a orpheliné de son vivant, le reste n’a pas beaucoup d’importance. »
C’est comme cela qu’il grandit ce fils. Un père décédé. Un frère disparu frappé par la mort subite du nourrisson, absent qui comme souvent prend plus de place que celui qui reste. Et cette mère que la folie emprisonne, éloigne, rend étrangère. Une mère qui ne sait plus qu’il est. Ce fils.
Christophe Perruchas donne à entendre les deux voix, celle du déploiement de la folie, de l’insinuation lente et pernicieuse, de ce que ça dit de la vie de cette femme qui s’éloigne de ce que l’on croit être la vie qui doit être et celle de ce fils, vingt ans plus tard, de ce que ça donne comme adulte un enfant qui grandit ainsi.
« J’ai essayé de me fabriquer de la tristesse avec ce grand frère que je n’ai pas connu, l’enfant Jean. Mais à la place de la tristesse, c’est de la colère qui est venue. »
Et comme dans son premier roman, rien n’est épargné. De la colère et de la réalité mordante, de la vie ordinaire qui abîme, s’étiole. Du couple qui se défait. De la vie qu’on ne questionne plus mais qui passe son temps à créer remords, fins et souvenirs douloureux. De ce que la folie d’un être humain dit de la folie du monde, de ce que ça implique de devoir se tenir droit.
Le regard ne se détourne pas. Chaque mot est le mot juste, chaque émotion est sondée en profondeur, ne garder que l’os et la moelle. Rien d’édulcoré, de sucré. Et pourtant, parfois des répits, des émois adolescents (là encore d’une justesse rare), des phrases dont la langue enveloppe un peu plus, pour que l’on puisse se faire mordre à la page suivante. Equilibre tenu et bluffant.
Dans une écriture vive, avec un rythme qui se scande parfois, qui se pose à d’autres moments, sans jamais perdre de sa justesse et de son intensité, offrant comme des fulgurances des phrases d’une grande poésie, phrases que l’on recopie, que l’on pose sur ses propres blessures, comme le pansement qu’il fallait, Revenir fils s’insinue dans l’esprit du lecteur en y laissant des copeaux, des questions vives, des évidences qui obligent à sonder ses propres gouffres.
L’écriture des affres, des colères, des questionnements sourds et tenaces, du sombre qu’on voudrait glisser sous le tapis a trouvé une nouvelle voix.
A suivre, évidemment.
« Je vais rester là ce soir, dormir dans ce fauteuil, sa poussière ne me fait plus éternuer, il faut laisser reposer les choses et ça passe, les yeux ne piquent plus. Mais quand on déplace les objets, on déplace aussi les petites peaux mortes du temps. »